• Le feu de la conscience

    C'était un matin de retour de vacances. Ma mère était inquiète. Elle dit : “C’est bizarre, aujourd'hui, je me sens mal à l'aise. Ce n'est pas une bonne journée ...”, en regardant le ciel et en fermant le coffre de la voiture, avant le départ.
    Mon regard d'enfant la voyait d'en bas. Un fort lien m'attachait à elle, amour ?
    Mais aussi, un violent rejet qui ne pouvait se dire. Je me détournais d'elle, partais vers le fond de mon être. La vouant aux gémonies, vers l'enfer, pour des raisons que j'ignorais.
    Comme cet enfer que je vivais, avec elle. Sans même pouvoir l'appeler tel ...
    Ce matin-là aussi, un instant puissant d'intuition, de “Connaissance”, me l'avait dévoilée autrement, que comme un enfant de onze ans voit habituellement sa mère. Je la vis comme un être touché, blessé, qui croit savoir, sans détenir d'autre vérité que sa peur et une inconsciente incomplétude. Impasse en elle ...

    Bien des années plus tard, un jeune homme dans un stage de développement personnel.
    Il y a peut-être trente personnes dans la salle, assises en deux cercles concentriques. C'est lui qui parle. L'animatrice du stage est une femme posée, d'une cinquantaine d'année, solidement campée dans son corps, le regard droit, une longue chevelure noire, déjà filée de gris.
    Il parle du passé. De son immense solitude, de sa difficulté à être, de ses relations difficiles avec les autres ...

    Le chemin de la vie est étrange. Pourquoi à ce moment ? Pourquoi avec cette personne ?

    C'était le trois ou quatrième stage qu'il faisait avec ce groupe. Temps de méditation, temps de travail corporel et d'échange, temps d'entretien. Les entretiens, où chacun, écoutant les autres, pouvait à son tour s'exprimer, poser des questions, dire une douleur de sa vie, entendre peut-être, un sens plus large ou bien un conseil, se voir remis dans son ordre ou, tout simplement écouté, jusqu'au bout.
    Combien de personnes ai-je entendues ainsi s'exprimer, chercher leur chemin, parfois le fuir ou l'ignorer ? Patience, écoute. Chacun recevait sa part. Et si je ne dis pas le nom de cette femme, c'est par respect et par amour.

    J'avais peu parlé lors des stages précédents, plus courts que celui-ci, qui durait cinq jours. Ce devait être le troisième jour, une intense tension habitait en moi, et aussi une peur immense. Le besoin de parler, de dire ce que j'avais à dire. La force de quelque chose, que je ne connaissais pas, et qui m'oppressait terriblement ...
    Les entretiens devenaient un enfer où, écouter les autres et supporter de rester assis était terrible. Ce qui était en moi, tantôt résonnait à la souffrance de l'autre, tantôt trouvait le temps long et insipide devant ce qui, à mes yeux, était parlote vide.
    Mais pour autant, je ne savais pas de quoi parler. Je sentais ma peine, je sentais ma souffrance, mais je n'en connaissais que l'apparence. Et j'avais peur de parler devant tous ces gens, dont je ne connaissais que la moitié.
    Il y avait aussi ce sentiment ravageur et paralysant, de ne pas être à la hauteur ... Cela augmentait encore la difficulté d'entrer dans le “cercle de parole”.

    Ce soir-là, j'ai levé la main. Enfin. Et elle m'a donné la parole.
    J'avais peur. Je ne savais pas “comment-quoi” dire... Mais il fallait que cela le fût.
    J'ai respiré un peu. Bafouillé. “ ... Je suis mal ...”
    Je ne sais plus comment j'ai continué, ni par quel chemin je suis
    passé pour arriver là, où il fallait que j'aille ... Elle m'a guidé, lentement, sûrement, là où la douleur, le nœud de la souffrance, était enfoui.
    A l'intérieur de moi la conscience parlait, les émotions que je vivais et exprimais me traversaient. De l'extérieur, la puissance de ces émotions, devait paraître étonnante, terrifiante ? Mais à l'intérieur, la conscience était autre : je souffrais, et ne souffrais pas ...
    Ma conscience et mon être n'en pouvait plus, de s'enfoncer, de descendre, toujours plus profond, encore, et encore plus loin ...

    Jusqu'où le fil de cette souffrance allait-il m'emmener ?

    Comme un torrent de feu, ma conscience balayait de lumière et de connaissance les profondeurs inconnues de mon être.

    Il fallait que cela fût : que je trouve l'origine de ce qui me tuait si lentement, si sûrement. Inconsciemment, toute ma vie était tendue vers ce but. Et c'était : Maintenant. Rien ne me ferait reculer.

    Et je suis revenu. Vers cet instant du début.
    Où mon regard se dédouble. Où tourné vers ma mère,
    l'aimant et la haïssant, mon être s'est replié
    avec violence, tout au fond de lui-même.

    L'enfant que j'ai été, s'il aimait sa mère, aurait aussi aimé ... la tuer, lui faire mal, la “punir” ... mais punit-on sa mère ?

    Et dans ce regard d'enfant, au retour de ces vacances, il y avait toute la violence de cet amour ET de cette haine. Tout condensé, concentré, en un seul instant. Je souhaitais sa mort, sans le vouloir.

    Quelques heures plus tard, elle mourait.
    Dans l'accident de voiture. Sur l'autoroute.

    Elle conduisait, un pneu a lâché, explosé, beaucoup de bruit. Surprise, affolée, elle a bloqué les freins, perdu le contrôle de la voiture
    A cent-soixante kilomètres/heure, la voiture est partie dans le décor. Secousses, tourbillons.
    Tout est fini. La voiture s'est posée, avec une étrange douceur, sur le talus en bas de l'autoroute, à plat. Temps suspendu. “Est-ce cela ? Ainsi cela devait arriver ? Je ne le croyais pas possible”. Ces pensées défilent à une allure fantastique, plus proche de l'intuition, que des mots. La portière s'ouvre, je suis éjecté, je roule quelques mètres, vérifie mon intégrité, me relève. Indemne.
    Mon père sort de la voiture. Les enfants : ma soeur, mon frère, mon cousin n'ont rien. Mon père cherche ma mère. Il fait le tour de la voiture : sans sa ceinture, elle est tombée dans le fossé. La tête brisée. Mon père relâche le corps. Plus rien à faire, le découragement, le désespoir, dans son attitude ...

    Devant cette femme, ce jour-là, dans ce stage, se dit : l'enfant que j'étais, a cru que son désir de mort avait tué sa mère.
    Cette femme, cette thérapeute, me fait sentir cela et comprendre que cela n'est pas la vérité.
    L'enfant qui a vécu cela est là. Il est là, au cœur de l'adulte qui se dit, avec toute la force de ses émotions, de ses croyances erronées, devant cette femme ... La conscience est là.
    Et simplement cette femme, qui m'a écouté, parle, explique. Et je commence à entendre. J'ai du mal à le croire. Mais doucement ma conscience pénètre dans cette nouvelle réalité.
    Devant tant de simplicité et d'évidence, je suis décontenancé. Mais mon être se saisit lentement de cette conviction. Il commence à l'absorber, à l'assimiler.

    D'autres nécessités sont à l'origine de la disparition de la maman de l'enfant que j'ai été.
    Elle ne dit rien de cela, mais cela je le sais, je le pressens.

    Avec cette mort, l'enfant que j'ai été, s'est figé, coupé de toute vie émotionnelle, de tout échange intense ...

    “J'avais tué ma mère. Impossible et funeste de risquer cela à nouveau : tuer un être que j'aime.” Voilà ce qu'avait compris mon être instinctif-émotionnel, de ce terrible choc, de cette terrible coïncidence.

    Je n'ai pas pleuré lors de son enterrement. Mon cœur était devenu de glace. Un froid immense était là. J'étais seul. Seul comme jamais je ne l'avais été. Plus personne autour de moi, ne pouvait me comprendre, comprendre cet enfant qui souffrait. Et encore moins le toucher, et réveiller son cœur.
    Les adultes aussi étaient pris dans leurs douleurs.

    Le monde était figé dans une immobilité terrible.
    Que reste-t-il à un enfant de onze ans, qui a tué sa mère, sans savoir pourquoi ?

    Je n'ai jamais plus, je crois, vécu comme quelqu'un de mon âge. Rupture d'avec le “monde”, d'avec ce qui compte pour les autres. Les questions que je portais en moi devinrent autres, complètement autres ...
    Quatre ans plus tard (à quinze ans), démarrait ma recherche consciente pour comprendre la vie, le pourquoi de ma différence, pour renouer le fil perdu, de la chaleur humaine. Quinze ans plus tard, c'est avec cette femme, qu'enfin, le nœud de souffrance explosait, dans une flamme, de conscience pure ...

    Je n'avais plus rien à dire. J'avais été au bout de moi-même, au-delà, même, de ce qu'on imagine être soi ...
    Je sentais en moi les choses se poursuivre, mais plus de mots ni de nécessités pour les dire ...
    Je saluais, quelque peu désorienté par cette sensation vibrante et pleine, de vacuité intérieure. Contraste avec le trop plein de tout à l'heure.
    Ma manière de voir-et-vivre le monde avait changé. Il y a un “avant” et un “après”. Dans la période qui suivit, le germe planté ici, se développa, lentement, invisiblement, pendant des mois.

    Ce fut le seul entretien auquel j'ai jamais assisté où cette femme salua celui qui venait de parler, en même temps que tout le groupe.
    Quelque chose en moi en fut profondément ébranlé.

    Je fis de nombreux autres stages avec elle. Et puis nos chemins se séparèrent. Amitié.
    Dans ses stages, j'ai pu vivre en sécurité, des profondeurs de moi-même impossibles à vivre ailleurs.
    Un jour j'ai touché ses limites. Et mon chemin me conduisait au-delà. J'expérimentais des domaines où sa conscience n'allait pas.

    Sans vous, Madame, je ne serais pas celui que je suis.

    Merci.

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    « Moi, Je, Soi, la dynamique de la conscience.Principes fondamentaux structurant le psychisme humain. S. Grof. »
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